13. La vérité
Assis à une table, Amos discutait avec l’elfe Arkillon. L’Ombre, qui avait pris l’apparence physique de l’elfe, était aussi présent et partageait un long banc avec Ougocil le barbare.
— Comment puis-je t’expliquer cela simplement ? dit le maître de la guilde. La clé de Braha, c’est… c’est une légende, une terrible légende qui annonce la fin des temps, la fin de tout. Heureusement, peu de gens connaissent cette histoire…
— Je ne comprends pas, l’interrompit Amos. La fameuse légende dit qu’un elfe serrurier créa cette clé à la demande du premier des magistrats de Braha. Ensuite, parce qu’il s’était vu refuser son retour parmi les vivants, il cacha la clé et l’envoûta pour que seul un être vivant puisse la prendre. Dans le royaume des morts, cette clé s’avérait donc impossible à saisir ! Elle sert à ouvrir les portes du paradis et de l’enfer, non ? La légende parle aussi d’un terrible gardien, c’est bien cela ?
Arkillon, perplexe à l’écoute de ce récit, demeura silencieux. L’Ombre se mit à rire discrètement pendant qu’Ougocil, incapable de comprendre quoi que ce soit à cette histoire, se grattait la tête.
— Mais qu’est-ce que tu nous racontes, Darwiche Chaussette ? demanda l’elfe en ricanant. Qui t’a raconté cette histoire saugrenue ? Je pense qu’on t’a mené en bateau, mon jeune ami ! La clé de Braha n’est pas une clé, mais une pomme !
— QUOI ? UNE POMME ? s’exclama Amos, incrédule.
— Oui, monsieur, une pomme ! reprit l’elfe, sûr de lui. Je pense qu’il est temps pour toi de laisser tomber ton masque, Darwiche. Si tu veux de l’aide, tu dois me dire qui tu es véritablement et ce que tu fais ici, à Braha.
Amos, conscient que son jeu avait assez duré, expliqua en détail ce qui l’avait amené dans la cité des morts. Il révéla son véritable nom, avoua être un porteur de masques et fit la narration complète de sa première aventure à Bratel-la-Grande. Il parla ensuite de Lolya, des Dogons, du baron Samedi et de Béorf. Puis il raconta la cérémonie au cours de laquelle la jeune reine lui avait enlevé la vie, son voyage sur le Styx, sa rencontre avec Jerik et Uriel et, finalement, son arrivée au palais de justice. Amos parla ainsi pendant près d’une heure. Arkillon et l’Ombre buvaient ses paroles comme des assoiffés, sans jamais l’interrompre. Ougocil, quant à lui, s’endormit bien vite : tout cela était beaucoup trop compliqué pour lui.
— Eh bien ! s’exclama l’elfe à la fin du récit, je pense que tu t’es fait manipuler depuis le début de ton voyage jusqu’à aujourd’hui. Si tu le permets, je vais envoyer l’Ombre enquêter au palais de justice. Il nous dégotera des informations sur ce complot contre toi.
— Je veux bien, fit Amos.
— Va, l’Ombre, ordonna Arkillon. Et reviens avec la vérité !
L’Ombre se dématérialisa et disparut prestement.
— Toi, Amos, reste ici, reprit l’elfe. Tu y seras en sécurité. J’affecterai mon brave Ougocil à ta sécurité personnelle… quand il se réveillera. Regarde-le, il dort comme un bébé. Je pense qu’il ne sait même plus qu’il est mort !
— Arkillon, j’ai besoin de savoir. Qu’est-ce que la clé de Braha ?
— Je t’explique, mon jeune ami, répondit l’elfe en rassemblant ses idées. La clé de Braha vient d’une légende qui remonte à l’époque où fut créée cette cité. Quand les dieux, d’un commun accord, choisirent la ville enfouie de Braha pour en faire le lieu du jugement des âmes, ils y plantèrent un arbre. Cet arbre, un pommier donnant exclusivement des fruits de lumière, est en fait l’arbre de la vie éternelle. Quiconque mange une de ses pommes se voit automatiquement accorder l’immortalité. La clé de Braha, c’est la clé de la vie. C’est en réalité le grand mystère de l’existence de toutes les créatures qui vivent sur la Terre. Si tu croques une de ces pommes, tu deviens un dieu, Amos ! Les fruits n’accordent l’immortalité qu’aux êtres vivants ; voilà pourquoi les âmes des défunts, comme toi et moi, ne peuvent pas voir cet arbre.
— Je comprends…
— Dans cette fameuse légende, continua Arkillon, il est aussi dit que celui ou celle qui mordra dans ce fruit, ouvrira une porte entre le royaume des morts et celui des vivants. Braha se videra complètement de ses fantômes qui, dès lors, envahiront la Terre pour provoquer la destruction complète du monde. Tu me parlais, un peu plus tôt, du baron Samedi.
— Oui, Lolya, la jeune reine des Dogons, a dit qu’il est son guide spirituel.
— Le baron Samedi est beaucoup plus que cela. Il est le dieu suprême d’une race éteinte qu’on appelle les Anciens. Les autres dieux le considèrent comme une divinité finie, sans importance, un petit serviteur de deuxième classe, mais, en réalité, il a une force terrible. Lolya est… est sa fille !
— LOLYA EST LA FILLE D’UN DIEU ? s’écria Amos, abasourdi. Mais comment sais-tu tout cela ?
— Je le sais parce que je suis un elfe. J’ai vécu sur la Terre des milliers d’années et je suis ici, à Braha, depuis autant de temps. Les elfes sont les dépositaires d’une connaissance inaccessible aux humains.
— Dans ce cas, explique-moi qui sont les Anciens, cette race éteinte dont le baron Samedi était le dieu suprême.
— Cette race a vécu bien avant moi. À ma naissance, il n’en restait que quelques-uns. Ils ont tous été chassés et tués par les hommes.
— Pourquoi ?
— À cause de leur inestimable richesse. Les Anciens vivaient dans d’immenses grottes au cœur des montagnes et dormaient sur des lits d’or et de pierres précieuses. Leur tête contient des pierres brillantes, très recherchées par les magiciens, qu’on appelle des draconites. Pour conserver leurs pouvoirs magiques, ces pierres doivent être dérobées sur un dragon vivant. Les humains, avides de richesse, ont massacré les Anciens pour les voler. C’est au cours d’une de ces expéditions, alors que j’accompagnais une troupe d’humains particulièrement cupides, que j’ai perdu la vie. C’est mon plus grand défaut, mon avidité, qui a causé ma perte.
— Mais enfin, qui sont ces fameux Anciens ?
— Ce sont… les dragons ! fit Arkillon avec un certain trouble dans la voix. Lolya est… comment te dire ?… elle est le premier dragon qui va bientôt renaître sur la Terre. Les dieux sont de nouveau en guerre, tu le sais déjà. Ta mission, comme tu me l’as expliqué, est de rétablir l’équilibre du monde. Eh bien, le monde est sur le point de subir un profond déséquilibre. Le baron Samedi a choisi son camp. Il se prépare à rétablir sur terre le règne des dragons pour se venger des hommes. Les dieux se servent de toi pour accomplir leurs sombres desseins.
— Si je comprends bien, récapitula Amos sur un ton anxieux, un dieu du mal m’utilise pour que je trouve la clé de Braha et que j’ouvre la porte entre le monde des vivants et celui des morts. Si j’accomplis cette mission, je deviendrai un dieu, et des centaines de fantômes envahiront la Terre pour provoquer la fin du monde ! Je sauve ma peau, mais je provoque en même temps un cataclysme ! Si le baron Samedi fait amener mon corps dans le désert de Mahikui, en haut de cette pyramide, c’est qu’il joue le jeu d’un dieu plus puissant, ce même dieu qui m’utilise. Ce baron compte sur mon échec à Braha. Si je rate mon coup ici, dans la cité des morts, il se débarrasse définitivement de moi et, dans quelques décennies, c’est lui qui contrôlera le monde avec ses dragons. D’un côté comme de l’autre, quoi que je fasse, je provoque la fin du monde. C’est une situation sans issue ! Je suis piégé ! Pas d’échappatoire possible…
Un lourd silence s’installa dans la pièce. Arkillon, tête basse, réfléchissait. Atterré par ses conclusions, Amos sentit un profond découragement l’envahir. C’est à ce moment qu’Ougocil se réveilla. En bâillant, il laissa tomber :
— Il te faut tout effacer… Il faut revenir en arrière et tout recommencer !
— Tais-toi ! lança méchamment Arkillon. Tu ne vois pas que nous essayons de réfléchir ?
Amos se leva d’un bond, sauta au cou d’Ougocil et, en l’embrassant sur le front, lui cria, tout excité :
— TU ES UN GÉNIE, BRAVE OUGOCIL ! UN VÉRITABLE GÉNIE !